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Numéro 16
L’Italie en eaux troubles
Par Antonio TABUCCHI, Cristina BERTELLI |

Le refus d’Antonio Tabucchi de se rendre au Salon du Livre de Paris avec la délégation officielle italienne a fait beaucoup de bruit. Dans cet entretien, l’écrivain revient sur le sens de cette désaffection, sur l’instrumentation dont la culture fait l’objet en Italie, de même que sur le révisionnisme qui contamine la classe politique et intellectuelle.

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Extrait

(...) Les périphériques vous parlent : Dans le choix des œuvres actuellement publiées en Italie, constatez-vous une conformation de la production littéraire et intellectuelle au modèle dominant et une orientation de l’imaginaire ? On a le sentiment que les gens qui ont voté Berlusconi s’identifient à lui comme si sa personne cristallisait toutes les valeurs marchandes d’une Italie qui ne reconnaît plus de gloire que celle que peut acheter l’argent.

Antonio Tabucchi : Pour ce qui concerne la production littéraire, nous n’en sommes pas encore là, les écrivains italiens continuent d’écrire comme ils l’entendent, d’autant que M. Berlusconi ne possède pas toutes les maisons d’édition, alors qu’il règne quasiment sans partage sur la presse. La liberté littéraire subsiste. Votre remarque est sûrement à prendre en compte pour ce qui est de l’orientation des mentalités en matière d’industrie culturelle. L’actuel ministre de la Culture ou M. Berlusconi lui-même, cultivent un idéal esthétique et culturel qui privilégie certainement les best-sellers, les romans roses ou policiers plutôt que la philosophie d’Emmanuel Kant ou la littérature de Kafka. Je n’imagine pas monsieur Berlusconi avoir Kafka comme livre de chevet, ni le ministre de la Culture se passionner pour Joyce. Naturellement, ils ont une dimension culturelle et esthétique en rapport avec leur mentalité politique. Pour eux, la littérature a une importance relative, elle sert une forme de divertissement.

D’un point de vue strictement politique, je souhaite que l’Europe prenne position par rapport au gouvernement de M. Berlusconi. Un modèle comme celui-là ne peut être exporté. La menace que Berlusconi fait courir à la démocratie est tout à fait inédite jusqu’à maintenant en Europe. Il a plaqué le pouvoir économique sur le pouvoir politique qu’il a ainsi écrasé. Certains fondements de la démocratie parlementaire sont annihilés. La démocratie repose sur la séparation de trois pouvoirs : l’économique, le politique et le juridique. Ces pouvoirs ont des fondements indépendants. Or, quand le pouvoir politique devient le pouvoir économique, nous assistons à la mort de la démocratie parlementaire telle que l’Europe l’a définie dans la charte constitutionnelle de la communauté européenne. Si l’Europe ne veut pas se renier elle-même, elle doit clairement affirmer sa position par rapport à un modèle qui viole un certain nombre de ses principes constitutionnels. Autrement, elle court le risque de voir ce modèle s’exporter dans d’autres pays d’Europe. Pour terminer, je dirais que l’attentat de Manhattan qui a généré la guerre en Afghanistan, a opéré une diversion de l’opinion internationale. Berlusconi a profité de toute cette période pour déplacer l’attention de l’opinion publique sur des sujets qui ne concernaient en rien sa politique intérieure, il a mis tous les problèmes de l’Italie sous le tapis. Maintenant que l’opinion n’est plus fixée sur le conflit en Afghanistan, son action politique risque d’être plus difficile à mener. (...)