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Numéro 17
En quête d’objets brisés
Par André S. LABARTHE, Federica BERTELLI, Marc’O |

Qu’en est-il de l’image, au cinéma ou à la télévision ? Quelle place laisse-t-elle au spectateur aujourd’hui ? Le spectateur ? Qui est-il ? A-t-il encore sa place ? Cet oublié, cet omis, écarté par le primat accordé aux créateurs, dépositaires de l’art. Dans cette recherche à voix haute, à la lumière de deux films d’André S. Labarthe sur Artaud et Van Gogh, il s’agit de dégager, plus qu’une idée de l’art ou du cinéma, la possibilité hors-objectif d’un devenir humain.

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Extrait

(...) André S. Labarthe [1] : Oui, qu’arrive-t-il au regard d’une façon générale ? Je ne peux pas dissocier le record de la parole. Le regard n’est rien. Je me souviens d’un chien que j’avais, un berger allemand. Lorsque nous regardions la télé, il se couchait à nos pieds, la tête vaguement tournée vers l’écran. Mais que voyait-il ? Les yeux mi-clos, les oreilles en alerte, il dormait comme dorment les chiens, d’un sommeil prudent. En l’observant, je notais que ces images, non seulement il ne les regardait pas, mais il ne les voyait pas. Si, cependant, sur l’écran, un chien aboyait, alors ses oreilles se dressaient, il se levait, faisait le tour du poste. Qu’est-ce que cela signifiait ? Que ce chien sur l’écran, il l’avait reconnu, il l’avait, en quelque sorte, nommé. Comme les enfants qui apprennent à parler, il avait dit : chien. Et je pense que nous en sommes tous là. Pour que les choses existent, ici et maintenant, je dois les nommer. Je dois prononcer les mots chien, magnétophone, bicyclette, mais aussi perversion, fatigue, révolution. C’est à cela que sert le langage. A fabriquer de la réalité en nommant ce qui m’environne. Lorsque nous sommes devant notre télé, sommes-nous si différents de mon chien qui ne voyait que ce qu’il reconnaissait, que ce sur quoi il avait pu mettre un nom ? L’image, ce n’est rien. La difficulté qu’avait Artaud à écrire ou Van Gogh à peindre tenait à cela : la fuite, la déperdition, l’évaporation incessantes de ce qu’ils avaient sous les yeux. Comment s’opposer à cette évaporation, à cette déperdition, à cette fuite ? Pour Artaud c’était tragique : "je ne suis pas au monde" écrivait-il à Jacques Rivière, sachant très bien que pour être au monde encore fallait-il que ce monde existât. Le Théâtre de la cruauté n’avait pas d’autre raison d’être. Pour Van Gogh, c’était : comment faire exister ce bouquet de tournesols, ces ravins, ce cyprès - et la réponse était : en les incendiant. Oui, je crois vraiment qu’incendier ce cyprès, c’était, pour Van Gogh, le nommer - et le faire exister. Si ce cyprès existe, alors, moi, Van Gogh, j’existe : tel est le cogito de Van Gogh... J’ai tenté de faire passer cette idée auprès de mes étudiants à Paris 8 où j’ai enseigné pendant quelques mois. Je leur disais : voici un verre, imaginons que nous le filmons dans le but de le faire exister, là, sur l’écran. Nous le posons sur une table, puis caméra, lumière, moteur, coupez. Projection du rush. Et voici, sur l’écran, l’image du verre. Non pas le verre, mais son image. Le verre n’est pas là. Nous reprenons le plan, le verre sur la table, mais cette fois nous soignons l’éclairage, reflets, contrastes, relief. Nouvelle Projection. Cette fois, l’image du verre est saisissante mais il s’agit toujours d’une image. Imaginons maintenant qu’au cours d’une troisième tentative, alors que la caméra tourne, imaginons que, par quelque circonstance, le verre tombe et se brise. Projection, en catastrophe. Et soudain, alors que l’image avoue sa défaite, soudain le verre est là, à l’instant même où il se brise, comme si le scandale de sa disparition révélait l’éclat de sa présence. Cela signifie deux choses. D’abord que ce verre existera pour moi, à cet instant, parce qu’il lui arrive quelque chose. Ensuite que ce quelque chose est de l’ordre du malheur, de la mort. Tu vois on n’est pas loin de Bataille. On n’est pas loin non plus de ce que nous disions du langage tout à l’heure. Car c’est la disparition du verre, sa disparition scandaleuse, qui va me sommer de prononcer le mot "verre", et le faire exister. Je ne voudrais pas, cependant, que ces considérations nous entraînent vers une vision tragique de la vie. La mort est un néant actif, elle est le ferment de la vie. Toutes considérations sur le pessimisme ou l’optimisme seraient ici déplacées. Je pense à cette phrase d’Apollinaire que je cite souvent, elle est dans Alcools : "Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire." Je pense aussi au burlesque - au burlesque américain, notamment, que Bunuel et Dali mettaient au dessus de tout. L’agressivité qui est au cœur du burlesque est de la même nature que celle qui fait voler le verre en éclats pour le faire, encore une fois, exister. Et je me demande si je n’étais pas guidé par cette intuition lorsque, dans le film sur Artaud, j’ai filmé un verre qui tombe au ralenti avant de se briser sur le sol et, de nouveau vers la fin du film qui tombe encore au ralenti, comme si se trouvait illustré là le destin d’un homme qui n’a cessé, sa vie durant, d’atteindre cet instant de la brisure qui le ferait enfin "être au monde". Paix dans les brisements disait Michaux... (...)

[1Cinéaste, créateur avec Janine Bazin de la série Cinéastes de notre temps (de 1964 à 1972), rebaptisée depuis 1989 Cinéma, de notre temps.