Productions
     ACCUEIL LES PERIPHERIQUES VOUS PARLENT RECHERCHER
         
Numéro 17
Le devoir d’employabilité ou l’esprit mortifère du salariat contemporain
Par Yovan GILLES |

En période de crise, ce qui est souhaitable n’est pas possible et quand cesse la crise, ce qui est possible n’est plus souhaité.

Imprimer

Extrait

(...) En effet, la question du travail pour l’individu se résume, aujourd’hui, à l’ensemble des moyens qu’il est capable de mobiliser pour se procurer un emploi. L’emploi devient une fin en soi et la raison suffisante de l’existence sociale. En conséquence, le débat sur la finalité du travail dans sa conception non-utilitaire, est relégué dans l’inanité des rêves adolescents et des utopies risibles. La dure réalité des buts de guerres économiques coïncide peu à peu avec les buts de vie eux-mêmes à l’échelle individuelle ou collective. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la question du sens paraisse désirable au moment même où elle laisse sans voix. Quand aux autres, et pour reprendre Nietzsche, l’interrogation : "comment vivre ?" a remplacé cette autre question "pourquoi vivre ?". L’inconvénient est que beaucoup imaginent qu’en répondant à la première, ils ont répondu à la seconde.

Cet ancrage des mentalités dans la sacro-sainte valeur de l’emploi stable tient donc exclusivement lieu du rapport au travail. En conséquence, l’attitude critique qui, jusque dans les années 70, considérait la division de la production comme un processus d’aliénation réduisant l’humain au "bestial" selon le mot de Marx, a cédé le pas, du côté de la masse salariale, à la défense de droits sociaux conditionnés par l’accès à l’emploi salarié [1]. Les conquêtes sociales sont dès lors absentes du débat politique. Elles sont assimilées à des archaïsmes gauchisants dont serait revenue une masse salariale qui peine déjà suffisamment à maintenir les acquis sociaux pour qu’on lui fasse grâce de réflexions concernant la société post-salariale ou l’avènement d’une société du temps libéré, qui sont bien éloignées de ses préoccupations immédiates.

Or, la dénonciation de la condition salariale a longtemps été à l’ordre du jour des mouvements syndicaux antérieurs qui considéraient l’exploitation, c’est-à-dire le détournement et l’appropriation privée des fruits du travail humain, comme une réalité plus inacceptable encore que la misère. Le travail salarié a longtemps symbolisé pour les ouvriers la ruine de leur créativité et de leur savoir-faire. L’efficacité fonctionnelle du système productif excluait la créativité du travail. Rappelons-nous que la CGT, jusque dans l’après-guerre, prônait l’abolition du salariat.

Aujourd’hui, la situation de défense de l’emploi à laquelle les salariés sont acculés, obligent ces derniers à souscrire à cette même condition salariale, dont la perpétuation représente dès lors leur seule espérance. Le leader d’une grande centrale syndicale française qui ne passe pas pour la plus modérée, déclarait clairement que le rôle "moderne" des partenaires sociaux consiste sans équivoque à obtenir la redistribution des profits des actionnaires vers les salariés. Voilà pour la question du sens qui feint de se rendre souvent plus radicale qu’elle ne l’est en réalité. (...)

[1Serge Paugam explique également ce basculement de la revendication sociale : "stable pour une grande majorité de salariés, l’emploi ne semblait pas en lui-même un facteur d’inégalité. le travail au contraire en était un. C’est la raison pour laquelle, la notion d’aliénation était en vogue au cours de cette période, en pleine phase d’expansion du fordisme, et que celle d’exclusion, en référence à l’emploi et aux droits sociaux, l’est autant aujourd’hui."( in La disqualification sociale, Editions Fayard).