Les périphériques vous parlent N° 13
printemps 2000
p. 10-17

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vers l'écart déterminant
organisations multiples

Entretien avec Patrick Chamoiseau

Devenir des fondateurs...
Plaidoyer pour un Guerrier de l'imaginaire

Avec l'idée de la littérature prônée par Patrick Chamoiseau, nous sommes à mille lieues des coquetteries des scribes professionnels, préoccupés seulement de glaner les quelques prix littéraires qui récompensent chaque automne les bons élèves du style et de la narration bien calibrée pour les ventes en librairie. Si tu veux être le produit de ta poésie, commence par ne pas faire de ta poésie un produit, pourrait-on dire. Et c'est bien ce qui se passe avec la créolité, qui se déploie en combats à mener par un guerrier de l'imaginaire à venir, qui joue sur la corde de la vie plutôt qu'il ne tire sur le nerf de la guerre.

Les périphériques vous parlent : Cela fait maintenant un peu plus d'un an que vous aviez accordé un entretien à notre journal. Vos recherches et vos réflexions sur le concept de créolité apparaissent moins comme la défense d'une spécificité linguistique que comme la promotion d'une capacité culturelle à vivre et penser le monde dan le divers et le multiple. Vous êtes également de ceux que pensent que travailler à de nouveaux imaginaires politiques pourra constituer une réponse à la fois conceptuelle et pratique aux désastres culturels, sociaux et économiques engendrés par une globalisation de l'économie qui soumet le devenir des peuples et des cultures à la seule loi du profit et de l'argent, ainsi qu'à un modèle culturel unique dans lequel la définition du sens de l'existence humaine se borne à la seule consommation de masse de biens et de produits.

Pour reprendre notre dialogue, nous voudrions préciser l'une de nos préoccupations majeures aujourd'hui. Celle-ci concerne la nécessité de repenser le lien entre le citoyen et l'expert. L'expertise, quand elle est économique par exemple, relayée par un ordre médiatique standardisant et imposant, comme allant de soi, cette mondialisation économique. L'expertise recouvre le champ du possible, elle impose des savoir déjà-là qui confortent le monde tel qu'il est Il nous semble impératif de créer des lieux de recherche, de production, de formation où se retrouver chacun en tant que citoyen pour produire de nouveaux savoir, de nouveaux modes de pensées et d'action. Que pensez-vous de cette figure prédominante de l'expert ? Quelle est aujourd'hui votre vision du monde et de son devenir ? Quelles sont les pistes, selon vous, à explorer pour échapper à la pesanteur de la mondialisation économique ?

Patrick Chamoiseau : Il est sûr que le système médiatique transforme beaucoup de personnes en experts, et qu'il a tendance à fossiliser la parole, la parole dominante. Il fait circuler un système de valeurs qui reste le système dominant. Nous sommes effectivement obligés, aujourd'hui, non pas de restituer une prétendue connaissance, une prétendue expertise au citoyen de base, mais plutôt de comprendre quelles sont les pistes, les germes de renouvellement qui se produisent en dehors de l'éclairage officiel, en dehors des circulations officielles. C'est ce qu'il y a d'intéressant dans votre démarche.

On a l'impression, par exemple, que tout le système de la mondialisation se fait essentiellement sur la base des grandes forces capitalistes et financières, mais je suis persuadé qu'en réponse à cette négativité de la mondialisation, il y a des dynamiques particulières, que nous ne savons pas encore voir, parce que nous n'avons pas refondé notre regard. Celles-ci annoncent de nouvelles formes de futur. La quête, qui est d'ailleurs la vôtre, d'aller vers ces dynamiques et de mettre en relation des secteurs qui apparemment n'ont rien à se dire, c'est une manière de se reformer le regard, et d'être attentif à ces nouvelles formes de futur.


photo : Kathrin Ruchay

Ce que je sais du système vivant, c'est que même dans les catastrophes les plus extrêmes, les dessèchements les plus terribles, les flammes les plus hautes, on a toujours la circulation de la prochaine prolifération. La question que nous devons nous poser aujourd'hui est de savoir où sont les germes de cette prochaine prolifération, et quels sont les principes que nous pourrions injecter dans cette prolifération à venir. C'est pourquoi, lorsque nous réfléchissons à la question de la créolisation, nous disons que le champ de bataille est celui de l'imaginaire. Si nous ne parvenons pas à modifier l'imaginaire des peuples de manière profonde, nous allons rentrer dans des cycles infernaux de conquêtes, de dominations, d'exploitations, d'oppressions qui ne sons pas compatibles avec le plus d'humanisation que nous recherchons. Dans le dernier livre que j'ai écrit, Écrire en pays dominé, je parle du Guerrier de l'imaginaire. C'est quelqu'un qui tente par sa pratique artistique de modifier ce qui constitue le tissu mental, l'état d'esprit. L'imaginaire est l'ensemble des valeurs qui conditionne notre vouloir être, notre vouloir faire, notre idéal, notre projection, notre rapport aux autres. C'est un ensemble d'imageries qui dépassent l'image et qui conditionnent très fortement tout ce que nous faisons dans nos rapports sociaux. Les grandes perspectives ont aujourd'hui disparu telles qu'elles pouvaient exister dans les années soixante. Il me semble que nous sommes à une époque de refondation totale, que toutes les anciennes valeurs, les références traditionnelles des peuples et des cultures sont en train de se dissoudre. Nous sommes dans l'espace intermédiaire de tumultes et d'effondrements qui devraient donner naissance à d'autres valeurs et à d'autres systèmes sociaux avec des dynamiques que nous ne pouvons même pas imaginer. C'est pourquoi je disais qu'il était important d'essayer de refonder notre regard pour essayer de surprendre quels sont les germes du futur, comprendre le phénomène de la mondialisation, comprendre le phénomène de relativisation des identités, des cultures et des références, tenter d'imaginer l'imprévisible. Parce que ce qui va caractériser le monde qui vient, c'est son imprévisibilité.

Pendant longtemps, nous avons cru que nous étions à même de dominer la nature, de prévoir les choses, à travers le discours historique, le discours sociologique, le discours scientifique. Aujourd'hui la science elle-même est complètement démunie devant l'énigme du réel. Ce que nous savons c'est que le monde tel qu'il sera dans les cinquante ou les soixante-dix ans qui viennent est pour nous une énigme. Mais nous devons être vigilants, en effet, il y aura une telle modification des références traditionnelles que nous pouvons avoir des régressions épouvantables. Les ethnicismes, les identités closes, les purifications ethniques, les nationalismes étroits, les angoisses sectaires et intégristes proviennent du fait que justement nous avançons de manière accélérée vers des modalités sociales et de mise en relation des peuples qui vont créer de nouvelles identités et de nouvelles sociétés devant lesquelles nous sommes encore démunis. Nous n'avons pas encore l'imaginaire qu'il faut pour appréhender cet espace qui sera complètement neuf, ce qui génère des angoisses qui peuvent se révéler absolument meurtrières. Si nous ne parvenons pas à diffuser ce nouvel imaginaire auquel nous aspirons, nous allons entrer dans des espaces du type de ce qui se passe au Kosovo ou ailleurs. Un autre élément en faveur de ce travail sur l'imaginaire est que la meilleure manière que nous ayons de lutter contre la mondialisation financière et capitaliste, est de cultiver d'autres valeurs qui sont complètement différentes et qui s'opposent à cet espace-là. C'est seulement avec l'imaginaire que nous pourrons avoir une résistance fondamentale.

éclatement des structures

P.V.P. : Vous parlez de la prochaine prolifération, de germes du futur. Il se trouve que nous avons eu la chance d'accueillir à Paris, en mai 1999 dans le cadre des premiers Fora des Villages et Cités du Monde, une cinquantaine d'organisations, de collectifs, de communautés qui chacune à sa manière, en dehors des institutions, inventent des pratiques nouvelles qui représentent des réponses concrètes à cette négativité de la mondialisation. Avez-vous le sentiment que celles-ci pourraient constituer une force cohérente, qui, tout en respectant les différences qui les fondent les unes et les autres, pourrait produire d'autres espaces de vie et de pensée que ceux promus par l'économie de marché ?

P.C. : Il est sûr que sous le couvercle, il y a une émergence énorme de pratiques, de positions, d'associations, de pulsions citoyennes, de communautés qui essaient de s'organiser, qui sortent des schémas économiques traditionnels, qui organisent des circuits. De toute manière, dans ce grouillement souterrain, il y a là quelque chose, ne serait-ce que la possibilité de le faire émerger, qui est de nature à nous permettre de repérer les grandes dynamiques du futur. Nous sommes forcés de nous plonger dans la prospective à tout moment. Nous ne pouvons pas aujourd'hui envisager notre action présente dans un lieu quelconque sans tenter de comprendre ce que va devenir le monde, on ne peut pas simplement lutter contre les forces financières et capitalistes et les formes étatiques traditionnelles, si nous n'avons pas une intuition ou au moins une poétique du monde tel qu'il sera dans les cinquante ans ou dans le siècle qui vient. S'il y a un grouillement de pratiques, il est important qu'elles s'unissent, mais leur vertu principale sera de briser la vieille superstructure traditionnelle et dominante qui s'est créée depuis des millénaires. Mais il n'est pas dit non plus que ce soit là que nous trouvions les grandes dynamiques. Ce grouillement émergent aura besoin d'une vision à long terme, sachant que cette vision se base sur l'imprédictible et l'imprévisible.

Nous devons comprendre que rien ne sera comme avant. Bien sûr, des îlots traditionalistes vont se former, des peuples vont revenir à des économies traditionnelles, des identités vont se fermer, des musiques vont se figer et se folkloriser, des espaces de futurisme complètement désincarnés vont exister. Il y aura tout ça. Il faut se demander quelle sera la dynamique profonde du futur, quelles seront les communautés qui vont se créer, quels seront les liens qui vont se créer entre les peuples, sur quelle base nous allons fonder notre famille. Je suis persuadé que la famille traditionnelle va être complètement obsolète, et qu'une famille-monde pourra aujourd'hui se constituer, en fonction de nos aléas, de nos intérêts. Avec l'internet, des communautés se créent qui sont liées de manière complètement erratique et sur des modalités qui souvent ne sont pas celles des familles auparavant, c'est-à-dire, le lien de parenté, la langue, la nation, etc.. Donc, nous aurons des communautés de plus en plus imprévisibles qui vont s'agglutiner en fonction de valeurs, de structures d'imaginaires particulières. À mon avis, la grande dynamique d'association, ce seront les structures d'imaginaire. Je dis souvent, par exemple, qu'il sera impossible dans les temps qui viennent de faire une anthologie littéraire à partir d'une spécificité linguistique ou régionale. Je peux être aussi proche d'un Inuit, qui a la même structuré de l'imaginaire que moi, que d'un Blanc quelconque que d'un Africain, ou d'un Martiniquais. Je crois que les peuples d'écrivains, ou d'artistes, les communautés, les grandes familles humaines vont se constituer en fonction de modalités complètement erratiques.

Nous savons aussi que l'État Nation est pratiquement condamné. Nous aurons des modalités d'organisation infiniment complexes. Ce qui m'a toujours fasciné, moi qui suis un amateur de science-fiction, c'est de voir comment les auteurs de science-fiction, ne pouvaient penser l'Organisation de l'univers que sur la base de l'empire, l'Empire Romain. Quand on voit ce qui se passe en Europe, c'est encore l'Empire Romain. Le seul mode d'organisation des peuples et de la diversité que nous connaissons, le plus vaste c'est l'Empire. Je crois que ce mode n'a aucun avenir Il faut que nous puissions penser à des systèmes d'organisation, qui préservent la diversité des pratiques des options, des choix et leur fluidité. Il y aura de moins en moins de permanence dans les choses, c'est-à-dire qu'une communauté peut avoir un rapport écologique, un rapport à la nature très poussé, et rapidement, d'une génération à l'autre, passer à un rapport plus distancié. Il faudra absolument préserver toutes les formes d'attitudes dans notre existence au monde à travers des organisations complexes que nous ne savons même pas encore imaginer. C'est ce qui m'intéresse aujourd'hui.

P.V.P. : Vos travaux sur la créolité vous amènent à adopter une position toute particulière sur la diversité, l'identité multiple, le multilinguisme. Ressentez-vous comme un danger important la constitution d'une langue es d'un code unique et dominant, à sonorité anglo-saxonne, qui est le marketing ? N'est-ce pas un code marketing hégémonique qui formate la pensée, appauvri, l'imaginaire, standardise les pensées ?

P.C. : Je crois que ce qui domine le monde, ce code technico-commercial dont vous parlez, ce n'est pas l'anglais, ce n'est pas la langue de Shakespeare. Je sais que la langue de Shakespeare est la première à souffrir de cette domination. L'enseignement que je tire, c'est qu'à chaque fois qu'une langue se trouve en position hégémonique, chaque fois qu'une langue a organisé autour d'elle le grand silence des autres langues, des dialectes, des parlés, elle entre dans un processus d'appauvrissement absolument effrayant.

Il y a dans “la critique des images de télévision”, comme dans toutes critiques des médias, une drôle de satisfaction. Une foi dans les images, mais devenue mauvaise, une “mauvaise foi” qui se traduit par la triste passion d'avoir toujours le dernier mot. La raréfaction de l'image commence lorsque ces deux actes jumeaux, voir et montrer ne sont plus naturels et sont devenus comme des actes de résistance. Reste alors à imaginer ce qu'on ne voit plus. L'imagination est le fantôme de l'image. Elle est notre victoire.

(Serge Daney)

Ce code technico-commercial qui domine le monde, et que tout le monde s'empresse d'apprendre dans les écoles, dans les collèges, suscite paradoxalement le désir du mystère des langues, du mystère des langages, du mystère des parlés. On n'a jamais eu dans le monde autant de revendications pour de petites langues, pour de petits espaces linguistiques. Il faut toujours penser le monde à mon avis, avec la formule d'Héraclite qui associait les contraires : la lumière augmente l'ombre, la lumière en progression augmente l'épaisseur de l'ombre, chaque fois qu'il y a vitesse, il y a aussi accélération de l'entropie et de l'immobilisation. L'hégémonie linguistique, la constitution d'un code technico-commercial appauvrit l'ensemble, la superstructure, mais favorise le grouillement, la richesse des langues qui sont en dessous. Ici, en Martinique, pour ce qui est de la littérature, nous avons vécu ce drame linguistique entre langue créole et langue française, nous avons voulu choisir la langue créole, en nous disant que la langue française est la langue dominante, il nous fallait avoir l'authenticité de la langue créole. Finalement nous en sommes revenus, en nous disant que l'histoire, de manière douloureuse et attentatoire, nous avait donné deux langues, et que désormais dans nos esprits il y avait ces deux espaces linguistiques, et que la richesse finalement, notre chance, était d'avoir ces deux espaces-là, à condition bien sûr de les équilibrer, et de jouer avec eux de manière équivalente et non pas disparaître dans la langue dominante ou à l'inverse dans les structures de la langue dominée, au prétexte qu'elle serait dominée et pour cela qu'elle devrait être idolâtrée. L'idolâtrie de la langue dominée, ou l'idolâtrie de la langue dominante provoque les mêmes dessèchements.

Aussi, il faut se moquer des langues, perdre l'orgueil des langues. Lorsque nous mêlons la langue française à l'imaginaire créole, la langue française perd de son orgueil, commence à trembler, c'est la constitution d'un langage qui appelle toutes les langues du monde. Un écrivain, aujourd'hui, c'est Édouard Glissant qui le dit, écrit en présence de toutes les langues du monde. Balzac n'avait pas de problèmes avec sa langue, il pensait qu'avec elle il pouvait épuiser le réel. C'est Joyce qui commence à aller jusqu'au bout de l'anglais et à emprunter différents langages. Ce qui est caractéristique de la situation des artistes aujourd'hui, c'est que notre conscience n'est plus seulement animée d'un système de valeurs unique, mais d'un flux de valeurs qui viennent de partout, des valeurs dominantes bien entendu, mais nous avons conscience qu'il y a désormais une diversité, qu'il y a des beautés, des pulsions, des énergies, ce qui secrète le désir indicible du monde. Ce désir indicible du monde est à mon avis une des grandes lignes esthétiques contemporaines. Le grand malheur de la littérature française, c'est que ses écrivains ont encore l'orgueil de la langue, ils écrivent dans une langue non problématisée, sans avoir le sentiment de toute la richesse, du grand chatoiement des langues et langages qui existe de par le monde, et que chaque mot de leur langue française devrait aspirer, en tout cas célébrer, ou encore regretter, la non-apppropriation de ces langues-là. Le langage que nous pratiquons n'est pas simplement une créolisation du français, ou le « français au rhum », le « français épicé », enfin toutes les bêtises qu'ils disent, mais c'est simplement une manière de montrer qu'il n'y a plus d'orgueil. Les grandes langues véhiculaires, telles qu'elles ont été instituées par la colonisation et par les conquêtes, sont obligées aujourd'hui, pour sentir le monde, d'aller s'informer auprès des autres langues. Je crois que c'est comme ça qu'on change l'imaginaire. Je suis assez consterné quand je vais dans les écoles en Martinique, les gens me disent : « Monsieur Chamoiseau, à quoi ça sert d'apprendre le créole, est-ce qu'il ne vaut mieux pas apprendre l'anglais parce que c'est avec ça qu'on peut trouver du travail ? » Je leur dis : « Mais si le système libéral anglo-saxon s'effondre, vous irez apprendre le japonais, je ne sais quelle langue asiatique, et après quand ça s'effondrera également, vous irez courir du côté de l'Allemagne qui dominera l'Europe. Vous allez perdre votre temps comme ça, à courir après les langues. Il vaut mieux disposer d'un imaginaire suffisamment souple, multilingue qui vous permette tout de suite de vous déplacer dans toutes les langues, et de célébrer toutes les langues ». On peut être polyglotte et disposer d'un imaginaire monolingue, comme l'explique Édouard Glissant. L'imaginaire multilingue n'est pas nécessairement la connaissance de toutes les langues du monde mais une disposition mentale qui vous permet d'avoir la soif de toutes les langues du monde. C'est la meilleure manière, me semble-t-il, de préserver la diversité linguistique, d'évacuer ce fameux code. Aux États-Unis, c'est d'une complexité linguistique... Je crois que l'espagnol dans certains États dépasse déjà l'anglais, vous voyez bien que ça se complique. Si nous imaginons les flux migratoires à venir, et c'est un travail qu'il faut faire, les peuples asiatiques vont déferler sur les terres développées, nous verrons alors ce qui se passera en terme de bouleversement linguistique, ce sera absolument effarant. Pour l'instant les grands flux migratoires se font vers les grands centres dominants. Mais que se produira-t-il dans les temps qui viennent ? Dans la mesure où l'imaginaire des peuples sera de plus en plus ouvert et que la conscience des autres peuples sera élargie, les centres d'attraction seront plus diversifiés. Les flux migratoires seront complètement erratiques. Pour l'instant nous avons de grandes flèches qui vont vers les États-Unis et l'Europe. Le monde va vers une complexité linguistique inouïe. C'est pourquoi il est important aujourd'hui de diffuser l'imaginaire multilingue, faire en sorte que nos enfants par les sonorités, par la poésie, par les rencontres avec des peuples divers, aient cet appétit, qu'ils comprennent qu'aucune langue n'est plus belle qu'une autre, plus nécessaire qu'une autre, et qu'elles sont toutes nécessaires à l'appréhension de la totalité-monde.

P.V.P. : Pour revenir à cette figure du Guerrier de l'Imaginaire à laquelle vous appelez aujourd'hui, quelles sont ses armes ?

P.C. : C'est un guerrier infiniment pacifique. Je crois que son arme principale, c'est d'abord une poétique du monde, il essaye de comprendre, de deviner le monde sachant qu'on ne peut rien prévoir, planifier, et a perdu toute volonté de domination, de conquête. Il est dans le partage, dans l'échange. La diversité du monde doit l'habiter. Ce qui définit son identité ce n'est pas l'exclusion de l'autre. Parce que l'identité traditionnelle est exclusive des autres. Mon identité était toujours ce qui me différenciait des autres. Aujourd'hui, dans la perspective de la totalité-monde, mon identité va se situer justement dans mon aptitude à être en relation avec la diversité du monde, et à entrer en échange sans me perdre ou me dénaturer. Comment entrer en échange sans me perdre et me dénaturer ? Édouard Glissant l'explique : quand tous les peuples commencent à se renfermer sur eux-mêmes, quand un Le Pen crie à la tradition Française, c'est qu'il a l'impression que l'essence française va se perdre dans l'afflux des immigrés. L'identité traditionnelle se définit en opposition aux autres, elle ne peut concevoir son épanouissement que de manière agressive, c'est-à-dire que pour exister, je dois recouvrir tout le divers du monde par l'universalité de ma nature, de ma peau, de mon dieu, etc.. Aujourd'hui, les choses ont changé. On peut entrer en échange, accueillir dans les lieux la multiculturalité, le multilinguisme, toutes les Pratiques sociales, toutes les économies informelles, simplement parce que nous inscrivons le changement dans la définition de notre identité. C'est la fluidité, mon aptitude à entrer en relation, à vivre ce changement informatif avec les autres, dans lequel je respecte ce qu'ils sont et ils respectent ce que je suis, qui va constituer le socle de mon épanouissement. C'est une des armes fondamentales du guerrier. Il n'a pas peur du contact, il n'est pas crispé face à la diversité, il s'enrichit, et se renforce dans le respect de la diversité, et dans cette aspiration au divers. C'est comme ça que nous allons échapper à tous les monolithismes, les standardisations, et les épouvantables choses auxquels nous avons à faire.


vers le début de la page
l'écart déterminant
la question du langage

P.V.P. : On voit bien que la notion de résistance est largement insuffisante aujourd'hui dans le cadre du combat face aux forces mortifères de la mondialisation de la guerre économique qui dresse les peuples les uns contre les autres dans la course au profit. Il ne s'agit plus seulement de résister mais d'exister autrement, de créer les conditions pour une autonomie et une prise de responsabilité du citoyen. Ici en Martinique, nous avons été interpellés par l'utilisation moderne du mot marronage. Le marronage est défini comme cette capacité de créer d'autres espaces de vie autonomes que ceux régentés par les modèles économiques et culturels en place. Est-ce que vous faites une distinction entre le guerrier et le résistant, entre le guerrier et le rebelle ? Pourriez-vous nous donner votre vision du marronage ?

Exclus, exclos, esclaves
 
 

Avec les normes CEE visant l'uniformisation et la réglemenntation des productions alimentaires, pour nous protéger d'une production jugée dangereuse, nous favorisons les grandes concentrations alimentsires et par là les grandes concentrations de listeria aussi. Au moins nous ne mourrons pas seuls, mais par groupes épidémiques. Tous pareils jusqu'à la mort par intoxicaton par le même et identique méchant bacille. Les artisans emballent leurs outils, de toute façon ils seront formés prochainement par ordinateur via l'internet, puisqu'il semble que l'apprenti artisan n'ait plus besoin de son maître pour apprendre à arrondir l'angle d'une table, et puis. jl n'y a plus de faiseurs de tables, mais des usines qui en Corée produisent des profilés en aluminium pour els bancs des écoles de Corrèze.

 

P.C. : Je suis contre l'idée du « contre ». Chaque fois, qu'on réagit contre quelque chose, on reste dépendant de la chose à laquelle on réagit. C'est pourquoi, je fais une distinction entre le rebelle et le guerrier, le rebelle s'oppose toujours à quelque chose, il répond à l'agression, et le plus souvent il s'attache à renverser les termes de la domination. Toutes les indépendances des années soixante en Afrique, ont simplement renversé les termes de la domination, on a remplacé des blancs par des noirs, le plus souvent les modalités économiques et politiques sont restées les mêmes. On n'a pas pratiqué l'écart déterminant.

Le rebelle est contre, le guerrier mène une guerre complètement autonome. Le problème pour moi n'est pas de me dire, par exemple, comment je peux lutter contre les médias omnipotents, omniprésents, mais quel est l'écart déterminant aujourd'hui que je peux pratiquer dans mon attitude pour instaurer de nouvelles formes de connaissance, de nouvelles modalités de transmission de l'information.

Je ne suis pas d'accord avec le terme de résistance, je crois qu'il faut essayer de l'abandonner. On résiste lorsque la force est ouverte, l'ennemi repérable. L'histoire des Nèg'Marrons, dans les Antilles, n'a pas été brillante. Quand les Nèg'Marrons se sont enfuis dans la forêt, ils ont récréé le village africain. Nous avons donc eu un processus de pétrification culturelle. Il y a quand même eu une créolisation, mais surtout il s'est produit un figement des pratiques. Ce que les Nèg'Marrons recherchaient dans leur élan de liberté, c'était l'Afrique perdue. Ce qu'ils ont pu reconstituer, c'était le vieux pays perdu, la vieille identité et culture perdue qu'on reconstitue comme on peut dans un nouvel espace. La pratique du marronage n'a pas été un écart déterminant, mais un acte de rébellion.

La notion de la résistance, porte en elle, d'une certaine manière, l'acceptation de l'ordre tel qu'il est, mais avec une modification de l'équilibre et du rapport de forces alors qu'aujourd'hui l'ennemi n'est pas visible. Personne ici en Martinique ne nous matraque, nous asperge de gaz lacrymogènes, sauf dans des cas extrêmes où des choses moyenâgeuses se produisent. Mais fondamentalement la domination américano-occidentale ne s'effectue pas avec des armées. Les peuples acceptent leur américanisation, leur occidentalisation, de manière béate, avec l'idée d'entrer en progrès, en liberté. L'ennemi n'est donc pas visible, c'est une nébuleuse. Et lorsque l'ennemi est une nébuleuse, lorsque l'ordre total du monde n'est pas recevable, il ne faut pas résister, il faut simplement refonder, exister autrement, pratiquer un écart déterminant à travers un autre imaginaire par rapport au système dominant.

Il y a deux attitudes qu'il faut rejeter, le traditionalisme immobile, et l'occidentalisation qui est le repaire de la liberté, du progrès, de l'avancée. Ici aussi, la tradition, les pratiques comme le danmyé, le Bélé, peuvent devenir des refuges immobiles, pétrifiés où plus rien n'avance, mais à l'inverse il peut se produire une hyperoccidentalisation de la musique. Des deux côtés, on a une déperdition. Comment trouver le véritable écart, qui nous permette d'être à la fois ouvert sur les modernités de la pratique que l'on a, et en même temps éviter les pièges de la pétrification folklorique ?

prospectives

Il faut éviter d'avoir des recettes, mais il faut repérer des principes. Si nous nous disons : qu'allons-nous faire ?, comment ? nous n'y arriverons pas. Par contre, demandons-nous quelles sont les postures que nous pouvons avoir dans une situation d'agression médiatique, de standardisation insidieuse. Tous les peuples ont l'impression d'être libres, et tous les peuples sont progressivement insidieusement occidentalisés, standardisés, et ceux qui ont le sentiment obscur de cette occidentalisation s'abandonnent en intégrismes, en nationalismes sectaires, en purifications ethniques, des choses qui sont régressives, qui font passer la liberté du côté de l'Occident. Ce qui m'inquiète, c'est que chaque fois que l'on est contre, la liberté passe du côté de ce à quoi on s'oppose. La grande force que nous ayons aujourd'hui contre l'occidentalisation du monde, la dernière, l'ultime, c'est l'Islam. Mais il y a un tel obscurantisme intégriste et régressif, que la liberté passe du côté de l'Occident. Quand j'entends certaines femmes algériennes qui luttent contre les intégristes sectaires et obscurs d'Algérie, mais qui sont toutes occidentalisées et qui ne peuvent envisager leur opposition à cet Islam régressif qu'à travers une occidentalisation hyperachevée, je dis que c'est terrible. Comment faire ?

Je ne sais pas si vous avez lu le livre d'Isaac Asimov Fondation. Dans ce livre, un psychohistorien Hari Seldon sent que l'Empire Galactique va s'effondrer. Il crée dans une petite planète perdue de l'Univers un petit organisme, tout petit, complètement insignifiant, mais qui progressivement va devenir le centre de l'Univers au fur et à mesure que l'Empire va s'effondrer. C'est là que la ressource nouvelle va émerger. Le seul problème de Fondation, c'est que Fondation va recréer un Empire, au lieu de trouver une autre forme d'organisation. Je crois qu'il faut laisser de côté les rebelles, les résistants, devenons des fondateurs, il faut fonder un monde nouveau, il faut fonder des modalités nouvelles de communication entres les peuples, il faut refonder nos rapports à l'identité, aux langues, refondation totale ! Comment faire ? Avec quel système de valeurs ? Faut-il penser en termes de systèmes ? Toutes ces questions sont absolument terribles, et c'est pourquoi, les peuples ont du mal à s'en sortir, à organiser la résistance face à l'Occident. Il faut trouver un autre mode d'existence, qui est celui de se poser en fondateur, c'est ça qui m'intéresse.

Quand je vous ai rencontré, je me suis dit, c'est extraordinaire, toutes les idées que vous défendez sont des idées refondatrices, vous allez dans l'obscur, vous cherchez les nouvelles pratiques, vous valorisez le divers, vous essayez d'écarter les superstructures traditionnelles, d'agiter le neuf, en espérant faire germe du radicalement différent. Je crois que nous, sommes forcés. Le Guerrier n'a pas d'ennemi, la guerre qu'il mène, c'est avec lui-même, par la beauté de son existence, de ses postures.

P.V.P. : Nous utilisons souvent le mot du poète « faire de sa vie un chef d'œuvre ».

P.C. : Je suis d'accord. Enfin, ce sont là nos préoccupations ici en Martinique, elles nous viennent de la situation qui est la nôtre, dans ce pays où tellement de peuples se sont rencontrés, où des modalités nouvelles ont émergé mais dont la lecture est encore une lecture traditionnelle, identité traditionnelle, culture traditionnelle, économie traditionnelle. Nous avons du mal à trouver la refondation. Si nous n'avons pas suivi les grands mouvements de décolonisation du monde, comme en Afrique, en Indochine, c'est que nous n'avions pas d'arrière-pays. Tous les colonisés qui se sont opposés victorieusement à l'Occident, ont renversé les termes de la domination, le colonisateur avait son drapeau, ils ont sorti un vieux drapeau.


photo : Sébastien Bondieu

Ce qui est essentiel à retenir, c'est que nous n'avions pas cet appui millénaire, cet arrière-pays culturel identitaire, ces langues millénaires. Non, puisque nous étions nés dans l'attentat et la colonisation. L'esclavage ici a été fondateur. Lorsqu'on cherche le point génésique de ces populations des Amériques, c'est la cale du bateau et les plantations esclavagistes, là où tous ces peuples se sont retrouvés. Lorsqu'on remonte dans la mémoire pour chercher au point de création, on tombe dans le crime, ce qui fait que les gens ici sont complètement déboussolés d'une certaine manière. Ils n'ont pas trouvé d'assise, de définition suffisamment claire d'eux-mêmes pour s'affirmer en face des oppresseurs. Ce que nous avons vécu, tous les peuples, et toutes les sociétés doivent le vivre aujourd'hui. Il faut se penser en terme fondateurs, trouver les nouvelles modalités de « l'exister au monde », ce qui est très difficile. Et ce que vous faites est intéressant, parce que c'est une effervescence de l'esprit, de la pensée. J'étais vraiment étonné quand Jill Valhodiia m'a amené votre journal. Émerveillé, je me suis dit, il faut absolument créer ça en Martinique, partout, qu'on ait cette espèce de bouillonnement, cette disponibilité mentale, comme on ne sait pas trop, on ne peut pas planifier, ou détruire, ou savoir ce que va être le monde, mais on peut, en tout cas, être à l'écart et être ailleurs, et chercher dans le souterrain, l'underground, le dominé, des choses qui émergent. De même que la mise en relation d'espaces différents c'est la création d'étincelles nouvelles. Je vous félicite pour tout ça, et je suis un Périphérique (rires)...

P.V.P. : Avant de partir, pourriez-vous nous parler du projet Martinique, premier pays biologique du monde que vous avez lancé avec Édouard Glissant ?

P.C. : Le projet n'a été pas encore lancé. Il existe simplement un Projet écrit. En termes écologiques, un territoire de mille km' comme la Martinique, c'est un atout. Avec ce Projet, il s'agirait de tout baser sur le biologique, de pratiquer un écart déterminant : le biologique appliqué à l'agriculture, mais aussi à l'ensemble des productions culturelles de la Martinique. Pour vous donner un exemple, je parlerai de la banane. La banane pesticide que nous vendons est la plus chère au monde de plus elle est Subventionnée. En revanche, une banane biologique, garantie pure, nous pourrions la vendre plus chère sans que cela pose de problèmes, et je suis persuadé que tout le monde l'achèterait. Nous voulons un projet global qui garantisse une autonomie de la Martinique, et à travers lequel créer un espace générateur avec d'autres principes de vie. Je crois qu'aujourd'hui le « biologique » correspond à une aspiration diffuse des populations après les désastres écologiques majeurs que nous avons connu récemment.

P.V.P. : Nous avons rencontré un groupe de viticulteurs et de producteurs, qui conçoivent des vins de terroirs dits « naturels » ou « authentiques » qui sont des réponses concrètes à ces vins « techniques » fabriqués et formatés selon les lois du marketing Un livre va paraître sur la question.

P.C. : La nature est devenue culturelle, et notre rapport à la nature est devenu un objet culturel. Ce qui est déterminant. Le terroir n'a pas d'imaginaire du monde, par contre ce que nous voulons construire, ce ne sont pas des territoires clos mais des lieux composés de terroirs à ce moment-là les terroirs peuvent disposer de l'imaginaire du monde.


Propos recueillis par Christopher Yggdre


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 18 octobre 03 par TMTM
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