Les périphériques vous parlent N° 11
hiver 1998
p. 6

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Deleuze : surfeur de l'immanenceGilles Deleuzenote1

Samedi 4 novembre 1995, le monde intellectuel a appris avec tristesse la mort du philosophe Gilles Deleuze. Mais si la pensée perd là un grand homme - dont la philosophie consistait essentiellement à révéler justement la philosophie en mouvement qui s'immisce dans les choses, les œuvres, la vie -, les surfeurs aussi peuvent être un peu tristes de voir parti un philosophe qui avait su percevoir l'originalité de leur sport.

Un dehors, plus lointain que tout extérieur, “se tord”, “se plie”, “se double” d'un dedans plus profond que tout intérieur, et rend seul possible le rapport dérivé de l'intérieur avec l'extérieur. C'est même cette torsion qui définit “la chair” au-delà du corps propre et de ses objets.

Gilles Deleuze

Dans un entretien accordé en 1985 à L'Autre Journal, Gilles Deleuze disait : « Tous les nouveaux sports - surf, planche à voile... - sont du type insertion sur une onde préexistante. Comment se faire accepter dans le mouvement d'une grande vague, d'une colonne d'air, “arriver entre” au lieu d'être origine d'un effort, c'est fondamental. » (Entretien de Gilles Deleuze republié, ainsi que d'autres, dans Pourparlers, Éd. Minuit, 1990) Quand on pense à l'homme qu'il était, tenu à demeurer chez lui à Paris, à cause d'une santé déficiente, on s'étonne qu'il ait pu si justement percevoir l'écho de nos vagues et notre façon de se faire prendre par elles en surfant.

Aussi à cela, nous autres surfeurs, nous ne pouvions rester indifférents. Cette ouverture de la philosophie par un de ses maîtres du XXème siècle à notre pratique de l'océan était la preuve d'une jeunesse, d'une acuité envers l'extérieur rares. Alors nous avons rebondi, pris contact par la voie de son éditeur... et à notre surprise, là où nous lui demandions de nous honorer de quelques propos pour notre journal, il répondit non pas tant par un refus mais par une envie justement d'en connaître plus sur le sujet, et que peut-être nous pouvions l'aider.

C'est ainsi que nous lui offrions des places pour une « Nuit de la Glisse » au Rex à Paris. Amener ce philosophe si délicat et discret dans le tohu-bohu de ce rassemblement de glisseurs un peu frénétiques qu'étaient les spectacles d'Uhaina, avait quelque chose d'inédit. Nous n'étions pas sûr qu'il y alla et, devant tant de zouaves hurlant à chaque image de glisse, nous appréhendions sa réaction. Certes Deleuze avait l'habitude d'être parfois au cœur d'une certaine débandade, notamment lors de ses cours à l'Université de Vincennes, mais tout de même « Une Nuit de la Glisse » était bien loin du calme que peut requérir un philosophe dans son travail.

Quelques jours plus tard, nous reçûmes cette réponse : « Merci de votre délicate attention. J'ai été au Rex, le jeune public m'a donné un mélange d'angoisse (légère) et de jubilation, mais surtout les films m'ont beaucoup impressionné. Il y a là évidemment une combinaison matière-mouvement très nouvelle. Mais aussi une autre façon de penser. Je suis sûr que la philosophie est concernée. »

L'honneur était grand pour nous. La philosophie concernée par le surf, il n'y avait que Deleuze pour le dire. Déjà parce que son ouverture d'esprit, attentif à tout ce qui vit, s'agence, s'invente, diffère de celle de beaucoup de ses collègues plus confinés dans des sphères purement intellectuelles. Puis parce que l'homme au visage si souriant auquel une voix un peu éraillée ajoutait une réelle profondeur, savait rester simple - donc abordable par des surfeurs - et en ce sens digne de la vie que, par son œuvre, il n'a jamais cessé de révéler, de célébrer.

De cette « Nuit de la Glisse », il s'ensuivit une rencontre puis un échange épistolaire nous invitant à écrire, à cerner nous-mêmes la singularité, et par là la résistance, de notre surf. Un échange que la santé précaire du philosophe rendait clairsemé mais non moins marqué d'attention et d'affection. Mais pour lui comme pour nous, le surf et la philosophie s'étaient rencontrés, cela passait outre les kilomètres qui séparaient nos vagues d'Aquitaine de son appartement parisien. De temps en temps nous lui envoyions un numéro de Surf Session ou Surfer's Journal. Il les recevait toujours avec plaisir.

« Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie », a dit un jour Gilles Deleuze. Et il est clair que malgré sa disparition, son œuvre vit plus que jamais. Elle est sans jeu de mots, celle d'un homme qui surfait si merveilleusement sur l'immanence du monde et de ses créations, qu'inlassablement, comme autant de vagues qui se présentent à nous, on retournera se glisser dans ses pages.

Gibus de Soultrait


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Les périphériques vous parlent, dernière mise à jour le 23 avril 03 par TMTM
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“Les surfeurs ne cessent pas de s'insinuer dans les plis de la vague... Pour eux la vague est un ensemble de plis mobiles”, disait Deleuze. Si nous avons décidé de publier ce texte (paru dans Surfer's Journal en décembre 1995) de Gibus de Soultrait, à l'occasion de la mort du philosophe, c'est qu'il relate une rencontre singulière, un échange entre le surf et la philosophie. Plus qu'un hommage, ce texte sur le surf invite plus que jamais les philosophes à aller voir sur les terrains où, loin de s'exiler en terre étrangère, il retrouve, au contraire, son semblable. Ce texte fait aussi écho au film Overflow dans lequel, à un moment, vague, musique et parole composent ensemble un même geste d'écriture.